Cannes et Hollywood : une version contemporaine de la Belle et la Bête


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Le Festival de Cannes est devenu l’événement cinématographique le plus couru de la planète. En 70 ans, ce Festival singulier a réussi à mettre sur le devant de la scène un genre de cinéma réputé exigeant et fondé sur le principe d’indépendance artistique de ses auteurs. A l’opposé de ce modèle, Hollywood a imposé de manière quasi hégémonique un système conçu à la gloire du divertissement, où le potentiel commercial d’une œuvre en est le composant le plus déterminant. Paradoxalement, ces deux visions que l’on pourrait croire irréconciliables vont se faire de l’œil et c’est avec l’aide des américains que le Festival de Cannes popularisera son projet, tout en devenant l’accessoire préféré des stars made in Hollywood.

Si Jean Cocteau apprenait que le nouveau remake de La Belle et La Bête de Walt Disney vient tout juste de franchir la barre du Milliard de Dollars US au box-office, il est plus que probable qu’il se retournerait dans sa tombe. C’est en tout cas Cocteau qui pour la première fois a porté à l’écran le célèbre conte populaire, dont la sortie coïncide avec la première édition du Festival de Cannes. Clin d’œil de l’histoire, Walt Disney présente à Cannes cette année-là un court métrage d’animation des aventures de Donald Duck intitulé ‘Peinture Fraiche’ (Wet Paint). Affichant deux visions du cinéma en apparence radicalement opposées, Hollywood et le Festival de Cannes ont contre toute attente fait de leurs différences un motif d’entente parfaite.

Josette Day presents the Film "Beauty and the Beast" directed by Jean Cocteau at the First Cannes Film Festival, in 1946

Il était une fois dans l’ouest



The Jazz Singer was the first all-talking movie, released in 1927

Avec la naissance des salles de cinéma au début du XXème Siècle, les films ne sont plus exclusivement cantonnés aux foires, comme de simples spectacles ambulants destinés à impressionner les foules. Les conditions d’une offre permanente sont désormais créées et les compagnies américaines comprennent tout de suite l’intérêt qu’il il y à définir un système qui concentrerait les trois étapes de fabrication d’un film : production-distribution et exploitation. Le système des studios américains est né, qui imposera rapidement sa suprématie dans le reste du monde, profitant de l’affaiblissement d’une Europe durement affectée par les deux conflits mondiaux qui ont ravagé son économie. Le tournant du muet au parlant avait déjà boosté l’industrie américaine du cinéma qui, dès 1932, représentait déjà 43% sur le marché du film européen. Maintenant que la voie est libre, son influence ne cessera plus de se développer.

Naissance de la Belle

En 1938, la pression exercée par le régime fasciste permet à Leni Riefenstahl de remporter la prestigieuse coupe Volpi à la Mostra de Venise pour son film « Les Dieux du Stade ». Considéré par l’intelligentsia comme une œuvre de propagande à la gloire des nazis, ce choix est jugé scandaleux. C’est sur ce terrain politique et idéologique que germe l’idée de concevoir un nouveau festival, libre et indépendant, porteur des valeurs de liberté d’expression. Patrie de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, c’est en France que l’événement doit voir le jour. Programmé à Cannes en septembre 1939, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale repousse toutefois sa création à 1946.

Pour ce nouveau festival, il s’agit de sélectionner des films qui ne soient pas de simples marchandises destinées à flatter le goût du public. Les œuvres doivent avant tout exprimer avec force leur identité artistique et culturelle propre. Et Cannes va encore plus loin en proclamant vouloir représenter toutes les cinématographies, affirmant que la langue originale des films témoigne de leur diversité et n’est pas un frein à leur diffusion. Lorsque Cocteau fut invité à présider le jury du Festival en 1953 et en 1954, il décrivait l’événement comme « un no man's land apolitique, un microcosme de ce que serait le monde si les hommes pouvaient prendre des contacts directs et parler la même langue." La programmation du festival n’étant pas gouvernée par les intérêts économiques, Cannes devient une plateforme de lancement pour les films échappant au modèle économique défendu par Hollywood.

The poster of the first Cannes Film Festival in 1939

Une Bête au grand cœur ?

Avec ses ouvertures réservées aux grosses productions américaines ou encore sa montée des marches où scintille tout le gratin d’Hollywood dans les apostrophes des paparazzis et le crépitement des flashs, le Festival de Cannes semble s’être éloigné de ses intentions originelles, comme le pointent aujourd’hui ses détracteurs. Précieux indicateurs de prestige et de notoriété, c’est précisément par ces artifices que Cannes est devenu l’événement planétaire qu’il est. Le festival a même très habilement su s’ouvrir à des catégories de films plus commerciales, sans pour autant trahir l’esprit de sa création. L’exemple de la section « hors compétition » est à ce titre emblématique : créée en 1960, y ont été notamment présentées en avant-première des superproductions telles que La Guerre des Etoiles ou Indiana Jones. L’hyper médiatisation de ces blockbusters rejaillit forcément sur la sélection de films qui sont le cœur du Festival. Malin d’avoir tissé un lien entre deux familles de cinéma en favorisant la cohabitation du cinéma d’auteur et du divertissement commercial. Surtout quand le premier n’a pas à se salir les mains puisque le second lui passe tous les plats !

C’est toute l’histoire de la Belle, désespérément aimée par une Bête, prête à tout pour ses beaux yeux. Comment le film se termine-t-il ? La Belle, qui a oublié d’être bête, fait durer le suspens...


References:

Wong, Cindy Hing-Yuk. Film Festivals: Culture, People, and Power on the Global Screen. Rutgers University Press, 2011.
Thompson, Kristin. “The End of the ‘Film Europe’ Movement,” In History on/and/in Film eds. T. O'Regan & B. Shoesmith, Perth: History & Film Association of Australia, 1987. 45-56.
De Valck, Marijke. Film Festivals: From European Geopolitics to Global Cinephilia. Amsterdam University Press, 2007.


Illustration credits: Stylish magazine


Ilaria O’Brien
Traduit et surtout adapté par Michel Richard